
Vingt Mille Lieues sous la terre
Et si nos plus grandes vérités se trouvaient non pas dans la lumière du monde, mais dans ses profondeurs ?
J’ai vécu vingt mille lieux sous la terre.
Ce n’était ni l’océan, ni la lave dont je devais avoir peur, mais mes propres galeries terrestres. Et quelque part, une grotte profonde continue de creuser ces couloirs secrets, là où j’ai tenté d’enfouir ce que je voulais oublier.
Mais l’oubli n’est rien d’autre qu’une illusion. Il suffit d’un silence, d’un parfum, d’un rêve pour que surgisse un souvenir — nu, intact, insoumis. Il me traverse sans demander la permission, réveillant ce que le temps n’a jamais su calciner.
Alors tout remue à l’intérieur : les ombres, les absences, les paroles jamais dites. Comme si les murs que je m’étais construits se souvenaient de moi mieux que je ne le voudrais.
Alors, l’eau coule et traverse mes galeries, forgeant des formes inconscientes, des visages oubliés, des fragments de moi-même que je croyais dissous. Elle sculpte en silence ce que je n’ose pas nommer, et dans chaque reflet trouble, c’est ma propre vérité qui affleure.
Comme le capitaine Nemo, j’ai construit un refuge dans les abîmes. Comme Axel, j’ai suivi une faille que je ne comprenais pas encore. J’y ai laissé des lambeaux de moi, accrochés aux parois. Parfois, un souvenir me frôle, léger comme un courant d’eau froide, mais assez vif pour me rappeler que je ne suis pas seule dans mes profondeurs. Il suffit d’un mot, d’un regard, pour troubler la surface et réveiller ce que j’avais appris à taire. Je m’y suis enfoncée longtemps, pensant fuir le monde, sans savoir que j’étais en train de me fuir moi-même. Et au creux de cette brèche, j’ai entendu des vérités que la surface ne voulait pas dire.
J’ai dû traverser des ténèbres épaisses, où même ma propre voix semblait se dissoudre.
Chaque pas creusait un peu plus loin dans la matière obscure de ce que je refusais de regarder.
J’ai erré sans boussole, guidée seulement par l’écho sourd de ce que j’avais perdu.
Il y avait tant de choses que j’avais voulu enfouir, croyant qu’en les enterrant, elles cesseraient d’exister.
Mais certaines douleurs résonnent plus fort sous terre, comme si l’obscurité leur offrait une acoustique parfaite.
Et si l’invisible avait une topographie ? Si nos douleurs avaient des cartes marines et des volcans ? Peut-être sommes-nous tous des explorateurs de nous-mêmes, à bord d’un vaisseau sans boussole. Parfois, je croise des regards qui me dévisagent sans vraiment me voir. D’autres détournent les yeux, comme s’ils craignaient d’entrevoir ce qui dort en moi.
J’ai appris à scruter les silences, à deviner ce que les corps taisent, à observer les gestes minuscules qui trahissent l’absence.
Certains me fuient du regard, d’autres me fixent sans me toucher. Et moi, j’ai trop souvent disparu aux yeux de ceux qui ne savaient pas où me contempler.
Mais à force de silence, quelque chose en moi s’est mis à émerger.
Un éclat, d’abord fragile, comme une pensée timide qu’on ose à peine nommer.
Je n’avais plus besoin qu’on me regarde pour exister ; j’ai commencé à me voir moi-même.
J’ai tendu la main vers mes propres contours, ceux que j’avais longtemps esquivés, et j’ai découvert qu’ils étaient faits de lumière autant que d’ombre.
Il n’y avait plus de boussole — mais il y avait une direction : celle que je traçais en avançant.
Et dans cette invisibilité que je croyais malédiction, j’ai trouvé un territoire libre, vaste, encore à écrire.
Je ne suis pas remontée à la surface. Pas encore. Mais j’ai commencé à tracer mes lieus, un à un. Ils ne sont pas cartographiés. Ils sont à écrire. Certains lieus murmurent encore à voix basse, comme s’ils redoutaient d’être révélés trop tôt.
D’autres crient ce que j’ai longtemps tu, me forçant à les nommer malgré la peur.
J’apprends à balbutier des vérités que je n’osais même pas formuler dans mes rêves.
Chaque mot que je confie à la page fait résonner un morceau d’histoire que j’ai enfin cessé de démentir.
Aujourd’hui, je n’ai plus peur de proclamer ce que j’avais appris à taire.
Mes lieus invisibles deviennent langage, et chaque phrase que j’ose formuler est une conquête.
Je nomme, j’affirme, j’interroge — non pour qu’on m’écoute, mais pour enfin m’entendre.
Je suis peut-être encore sous terre, mais je ne suis plus perdue : je suis en train de me révéler, ligne après ligne.
Mélanie